Fenomenal Funds est un bailleur de fonds féministe collaboratif qui utilise un modèle de gouvernance partagée et des subventions participatives pour soutenir la résilience des fonds de femmes qui sont membres du Réseau International de Fonds de Femmes Prospera INWF.

2025-05-22

Élaboration d'un argument féministe en faveur du subventionnement participatif : 7 fonds pour les femmes approfondissent leur pratique de la collaboration

Amanda Gigler, Marija Jakovljević et Ruby Johnson  

À un moment où nous voyons de nombreux financeurs se retirer ou redistribuer leurs fonds au détriment de la justice sociale, et où les mouvements féministes continuent d’opérer dans un contexte de précarité, les collaborations réunissant des financeurs visant à apporter de la redevabilité au service des communautés qu'ils servent en renforçant leurs pratiques demeurent d’importantes expressions de solidarité.  

L’émergence d'une collaboration

En 2022, sept fonds pour les femmes ont formé une collaboration consacrée au subventionnement participatif :  Fondo Semillas (Mexique), Fonds des femmes d'Arménie, MONES (Mongolie), Fonds pour les femmes en Géorgie, Fonds international "Les femmes d'abord, Fonds pour les femmes en Asieet Women Win.  Faisant partie intégrante des labos de collaboration de Fenomenal Funds, cet effort collectif a reçu le soutien d’une subvention pluriannuelle ayant permis au groupe de renforcer son apprentissage, de consolider ses systèmes et de construire une communauté.

Les graines de cette collaboration avaient été plantées quelques mois auparavant, avec l’émergence d'une communauté de pratique dédiée au subventionnement participatif, lancée par un large nombre de fonds pour les femmes , et appuyée par le Réseau international des fonds pour les femmes Prospera. Les Labos de collaboration de Fenomenal Funds ont ensuite offert un espace permettant aux fonds intéressés d’accéder aux ressources permettant d’approfondir leur pratique collective. .

La collaboration a appuyé le partage d’apprentissages et la documentation des pratiques avec d’autres fonds pour les femmes, ainsi que le secteur de la philanthropie au sens plus large. Pour les fonds y participant, le subventionnement participatif sert de vecteur important pour renforcer les relations avec les partenaires actuels et œuvrer à une répartition plus juste des ressources et du pouvoir.  

Les fonds pour les femmes et les fonds féministes, et le subventionnement participatif  

Les fonds pour les femmes et les fonds féministes ont une longue histoire liée au subventionnement participatif : de nombreux fonds pour les femmes ont été fondés par des activistes ayant une expérience vécue de l’organisation féministe, dont la plupart travaillent en étroite collaboration avec des conseiller·es engagé·es dans les mouvements sociaux qui les aident à façonner leurs stratégies et leurs décisions en matière d’octroi de subventions. Le Fondo Centroamericano de Mujeres, fondé en 2003, constitue l’un des premiers modèles de subventionnement participatif ; il invite les candidats.es à participer à l’attribution de ressources initialement via des processus en présentiel, au Nicaragua. Il a été suivi par FRIDA | The Young Feminist Fund, qui s’est inspiré de son modèle. FRIDA a adapté le premier modèle mondial de vote virtuel participatif multilingue de ce type. Parmi les exemples plus récents figurent Mama Cash, subventionneur entièrement participatif depuis 2021, et le Fonds égalité, qui a expérimenté différents modèles dans le cadre de ses activités de financement. Sur les 48 membres composant le réseau Prospera, plus de la moitié ont recours au subventionnement participatif dans leurs travaux.

Pour les fonds pour les femmes et les fonds féministes, le subventionnement participatif vise à défier les nombreuses contradictions implicites propres à la philanthropie, en s'efforçant d’allouer des ressources aux mouvements comme un acte politique. Le secteur de la philanthropie a toujours mis l'accent sur le fait que les décisions en matière d'octroi de subventions sont prises par des personnes qui sont soit des détenteurs de richesses, soit des représentants.es directs.es de ces détenteurs. La sollicitation d'une subvention implique traditionnellement que le ou la demandeur soit tenu de présenter son travail et l'utilisation des fonds en fonction des intérêts et des paramètres du détenteur de la richesse. Le subventionnement participatif est né d'un postulat très différent, à la fois pratique et politique. Il présente l’hypothèse selon laquelle les détenteurs de richesses (ou leurs représentants.es) devraient être habilités à prendre des décisions en matière de subventions, et reconnaît que les demandeurs de subventions disposent des connaissances nécessaires pour prendre des décisions judicieuses sur le lieu et la manière dont les fonds doivent être alloués.  

Les fonds pour les femmes pratiquent le subventionnement participatif comme un outil d’expérimentation pour provoquer des conversations, explorer différentes manières de prendre des décisions et attaquer de front la question des dynamiques de pouvoir. À un niveau plus large, le subventionnement participatif peut contribuer à renforcer la coopération démocratique. Il est particulièrement important de pratiquer activement la participation et le partage du pouvoir lorsque l’on vit sous des régimes autocratiques et dans des sociétés répressives où les individus sont contraints à des modes de fonctionnement fermés, concurrentiels et non collaboratifs. À ce titre, une pratique intentionnelle du subventionnement participatif a le potentiel de consolider le tissu connectif entre des mouvements fragmentés ainsi que les luttes sociales interconnectées en impliquant les activistes dans des processus décisionnels conjoints.

Gohar, du Women's Fund Armenia, a signalé que  « le subventionnement participatif est une pierre angulaire de la philanthropie féministe et un outil pour remettre en question les processus traditionnels d'octroi de subventions ». 

Au cours des dernières années, le subventionnement participatif a gagné en visibilité dans la philanthropie, bien que les divers modèles de fonds de femmes restent moins visibles et, dans certains cas, peu reconnus. Cette collaboration vise à changer cela en documentant ses pratiques, sa capacité d'adaptation et son engagement en faveur du partage du pouvoir.  

Comment s’est déroulée la collaboration ?

Tout au long de la collaboration, le groupe s'est réuni chaque mois pour des sessions d'apprentissage virtuelles et deux fois en personne : une fois à Tbilissi, en Géorgie, et une autre fois à Bangkok, en Thaïlande. Ces espaces ont permis au groupe d'explorer différents modèles, de s'attaquer aux besoins politiques, pratiques et techniques, et d’étudier dans le détail la réalité de la pratique du subventionnement participatif dans un contexte de crises qui s’intersectent.  

Uditi, de Women Win, a évoqué la « boucle critique entre l’apprentissage au sein du fonds et de la collaboration. Le fait de faire remonter les discussions de la collaboration vers les collègues du fonds s’est avéré utile. Women Win étudie ce qu'elle peut apprendre des approches d'autres fonds et comment elle peut améliorer ses pratiques ».

La diversité des fonds au sein du groupe - quatre fonds nationaux, un fonds régional et deux fonds multirégionaux/thématiques - a permis de partager tout un éventail de modèles, de groupes et d'expériences. La collaboration a eu un impact significatif sur leurs propres pratiques individuelles et organisationnelles, renforçant la compréhension et la mise en œuvre du subventionnement participatif dans différents contextes et à différents stades. L'écoute mutuelle leur a permis d'accélérer leur apprentissage et de tester des idées provenant d'autres contextes et d’autres modèles.  

Comme indiqué par Women’s Fund in Georgia, « la collaboration consacrée au subventionnement participatif a été l’un des principaux catalyseurs du changement interne pour WFG. L'échange et l'apprentissage entre les organisations participantes se sont avérés très importants, car ils ont apporté de nouvelles perspectives et des informations précieuses. Les fonds ont entamé des discussions productives, offrant des conseils et un retour d'information constructif sur leurs travaux respectifs, ce qui a permis à WFG d'établir un fondement solide pour faire avancer le processus du subventionnement participatif.

Au cours des dernières années, l'animation de la collaboration a été assurée et soutenue par une coordinatrice, Mercy Otekra. Réfléchissant à l’importance de cette collaboration, Mercy a indiqué : « Il a été très inspirant et motivant d’assister aux conversations sur la manière dont les subventions participatives et la philanthropie féministe passent de l'impact et des résultats à la durabilité des mouvements de manière radicale. ».

La collaboration a adopté une série de principes fondamentaux en matière de philanthropie féministe, notamment :  

  • Un financement et un soutien de base,  
  • Un processus d’octroi de subventions clair,  
  • Une dotation en ressources adoptant une approche holistique, allant au-delà de l’argent,  
  • Un financement intersectionnel,   
  • Et un financement à long terme, basé sur la confiance et la flexibilité.  

Ces principes s'accompagnent de plusieurs enseignements fondamentaux issus de la collaboration :  

  • La communication est essentielle

Les bénéficiaires peuvent être amenés à voir les financeurs comme étant tout-puissants, ce qui peut les empêcher de fournir un retour d'information sincère. La mise en place d’espaces sûrs et encourageants permet de faire face à cette dynamique de pouvoir et encourage la compréhension mutuelle. Des limites, des dates, et des processus clairs sont indispensables pour instaurer la confiance et réduire le stress du personnel face à des attentes irréalistes.  

  • L’accessibilité et la justice linguistique sont importants

La justice linguistique est essentielle dans les processus de candidature et de sélection, les organes consultatifs et les relations avec les bénéficiaires. Néanmoins, compte tenu des volumes élevés de demandes et de la diversité linguistique, cette question demeure un défi. Le niveau d'accessibilité détermine quelles communautés reçoivent un financement. Certains fonds explorent les plateformes utilisant l'IA tout en restant conscients des divergences de valeurs, des risques et des limites.

  • Il est important d’aller au-delà de la contradiction binaire opposant profondeur et échelle

Déterminer le nombre de partenaires bénéficiaires qu'un fonds peut soutenir tout en répondant aux besoins croissants du mouvement constitue un dilemme récurrent. Les relations profondes sont-elles possibles à grande échelle ? Quel soutien, au-delà du financement, est nécessaire dans les contextes changeants ? Cela soulève des questions essentielles sur le financement à long terme, la fin de certaines relations de financement et le début de nouvelles, et sur la question de savoir si les fonds pour les femmes réagissent comme un écosystème, en soutenant l'accès des bénéficiaires à d'autres sources de financement. Comment les financeurs peuvent-ils mieux soutenir cette approche écosystémique ?  

  • Le subventionnement participatif est un processus politique tendant à partager le pouvoir avec les communautés 

Lors du Forum d’AWID, en décembre 2024, les fonds ont tenu des discussions avec les conseiller·es, les bénéficiaires et les dirigeant·es afin d'approfondir la compréhension du subventionnement participatif, d'explorer les changements structurels et de renforcer la prise de décision partagée. Le subventionnement participatif n’est pas seulement une pratique touchant à l’octroi de subventions : il reconfigure les structures traditionnelles afin de les rendre plus ouvertes et collaboratives. Même si c'est parfois difficile, le fait d’être confronté à la gêne, d'entendre les critiques directement de la part des partenaires et de s'engager dans des espaces collectifs permet d'instaurer un climat de confiance et une redevabilité en agissant d’une manière transformatrice.  

  • Valoriser la collaboration au lieu de la concurrence

Face au rétrécissement des espaces civiques et au dé-financement massif auquel sont confrontés les mouvements progressistes, les fonds pour les femmes continuent de rester attachés à la solidarité plutôt qu’à la concurrence. Elles explorent les processus non concurrentiels de renouvellement des subventions, le financement à long terme sans instaurer de mécanisme de contrôle, le comblement des déficits de financement, et une diligence raisonnable efficace. La philanthropie a historiquement alimenté la concurrence entre mouvements, et la limitation des financements exacerbe cette tension. Un engagement accru de la part des donateurs est nécessaire pour garantir un subventionnement participatif sur le long terme.

Enseignements pour la communauté des donateurs

Cette collaboration a réuni des décennies d'expériences, d’essais et d’erreur, de réflexion et d’apprentissage sur le subventionnement participatif de la part des fonds pour les femmes participants et des mouvements qu'elles servent. Les apprentissages que nous avons recueillis en tant que facilitateur·rices et témoins de cette collaboration nous ont permis de dégager des enseignements simples et significatifs :  

  • La participation exige des ressources. Pour maintenir ces efforts essentiels de dialogue avec les communautés et les mouvements, et pour compenser le temps et l'expertise des activistes du subventionnement participatif, les donateurs doivent abondamment financer les pratiques participatives. 
  • La flexibilité et la confiance sont fondamentales. Chaque processus et contexte sont différents, et évoluent au fil du temps. Plus les financeurs comprennent les mouvements et leurs réalités, plus ils ont confiance en la manière dont les subventions sont utilisées. Le subventionnement participatif n'a pas de recette universelle ; il évolue, comme le montrent les expériences des spécialistes.
  • La participation est une expérience vécue. Les financeurs devraient prendre part dans le subventionnement participatif sur un pied d'égalité avec les partenaires du mouvement afin de mieux comprendre le partage du pouvoir et l'instauration de la confiance. Bien qu'il puisse être tentant d'exclure les grands financeurs privés des conversations sur la décolonisation de la philanthropie, leur participation est cruciale. En trouvant des moyens de mieux comprendre leur travail, ils peuvent faire l'expérience de la prise de décision partagée et de son impact sur les mouvements de base.
  • Les rôles consultatifs font la différence. L'inclusion de représentant·es de la communauté a eu un impact notable sur l'octroi de subventions. Cependant, la participation dépend de la justice linguistique et d'une rémunération équitable, que les financeurs doivent soutenir. Par ailleurs, nous devrions maintenir une ouverture aux conversations authentiques autour du contrôle et du renforcement du pouvoir à travers les structures.  
  • La technologie a besoin d'investissements. La mise en place et le fonctionnement de systèmes participatifs sont onéreux. Les financeurs devraient contribuer à développer une technologie dédiée au subventionnement participatif qui ne génère pas de risque et qui puisse être partagée entre les organisations.

Retour aux sources : la redevabilité des fonds pour les femmes et des fonds féministes vis-à-vis des communautés qu'elles soutiennent  

Avec l'adoption croissante de pratiques participatives dans la philanthropie au sens large au cours de la dernière décennie, le risque de développer des processus dépolitisés et technocratiques persiste. Un processus participatif sans lien clair avec la vision politique plus large de la transformation ne sera probablement pas à la hauteur du potentiel du subventionnement participatif à stimuler le changement, tant au niveau des processus que des résultats.

Cette collaboration a offert aux fonds pour les femmes un espace indispensable pour aborder de manière honnête et vulnérable leur pratique du subventionnement participatif et le pouvoir qui découle des ressources, pour partager ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, pour expérimenter différentes plateformes et technologies, pour réfléchir aux contradictions et aux lacunes, et pour faire avancer leur travail ensemble. La co-création d’espaces plus significatifs pour la collaboration aboutira certainement à des pratiques plus dynamiques, plus honnêtes et plus efficaces.

Face aux périls qui pèsent sur la philanthropie féministe - de nombreux financeurs revenant sur leurs engagements passés et dé-finançant les travaux existants- les processus participatifs peuvent initier un dialogue nécessaire et renforcer la redevabilité entre les mouvements et les financeurs. Les fonds pour les femmes et les fonds féministes continuent d’être parmi les premiers financeurs à innover dans cet espace, en expérimentant de manière créative de nouveaux modèles pour répartir le pouvoir et démocratiser les décisions. Elles ont encore beaucoup à apporter à la table de la philanthropie au sens large.   

Shuchi Tripathi, de Women’s Fund Asia, a résumé ceci succinctement : « Ensemble, nous pouvons ouvrir une voie vers la remise en question des approches descendantes traditionnelles, et renforcer les arguments en faveur du subventionnement participatif féministe en tant que solution plus juste, plus équitable, et plus efficace pour financer un changement à long terme. En tant que fonds féministe, nous pensons que ce qui rend le subventionnement participatif unique, c’est notre ouverture à l’apprentissage mutuel, notre flexibilité pour nous adapter au gré des besoins changeants et émergents, et la clarté de notre objectif, qui consiste à faciliter le flux de fonds là où les communautés ont leur mot à dire dans les décisions sur la façon dont les ressources sont utilisées ». 

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